10 PSYCHOLOGIE Dental Tribune Édition Française | Décembre 2020 © desdemona72/Shutterstock.com mie de Covid-19, l’effet d’ancrage est un biais cognitif particulièrement robuste, qui bloque l’évolution des jugements et des attitudes. L’image de la « mauvaise grippe » reste ancrée chez certains Les résultats de notre enquête reflètent ce que nous enseigne la théorie de l’ancrage. Après plusieurs semaines durant lesquelles les médias, le pouvoir exécutif ou encore les professionnels de santé n’ont eu de cesse de démontrer la contagiosité du SARS-CoV-2 et d’informer sur sa dangerosité, un pourcen- tage non négligeable de la population restait encore peu convaincu, en pleine épidémie. Ainsi, en avril, 28 % des personnes interro- gées minimisaient encore le risque lié à la Co- vid-19, 34,9 % estimaient avoir une probabili- té faible d’être contaminées et 35,6 % décla- raient ne pas risquer de conséquences graves en cas de Covid-19 (18,8 % des individus s’ins- crivent dans la perception inverse). Ces tra- vaux ont également révélé que 26,7 % des ré- pondants jugeaient similaire le taux de mor- talité de la Covid-19 et celui de la grippe sai- sonnière, et que 17,6 % restaient sur l’idée que la Covid -19 est une mauvaise grippe. Dans cette même étude, nous avons en- suite invité les participants à déterminer leur niveau d’ajustement après avoir reçu des informations complémentaires. Les ré- sultats indiquent que les positions initiales de certains individus vont marquer et biai- AD ser leur jugement tout au long de la crise sa- nitaire. Malgré une communication persua- sive largement construite sur la peur et re- layée en continu par les médias, 16,4 % pensent encore avoir reçu la confirmation que la Covid-19 n’est qu’une grippe sévère. En revanche, 70,9 % ne sont plus en accord avec cette position et ont probablement ré- visé leur jugement. Quand l’ancrage à la grippe reste prégnant, la représentation métaphorique des consé- quences de la pandémie le reflète également. Seuls 10,3 % des personnes qui ont un an- crage grippe considèrent par exemple que les décès dus à la maladies sont l’équi valent de plusieurs Airbus/Boeings qui s’écrasent tous les jours sur notre territoire (contre 37,2 % sur l’ensemble de l’échantillon). En ce qui concerne l’idée que ce sont les personnes âgées et/ou déjà atteintes de ma- ladies graves qui se retrouvent aux urgences et en réanimation, 26,1 % des personnes in- terrogées n’ont pas ajusté leur jugement et restent sur sa valeur initiale. D’importantes conséquences en matière de santé publique Quelles ont été les conséquences des ef- fets d’ancrage produits par les premières communications, au début de l’épidémie ? Les résultats sont assez édifiants : 53,1 % des participants sensibles à ce biais (soit 18,95 % de la population totale) ont une moindre perception du risque associé au coronavirus et 54,7 % (19,53 % de la population totale) ont eu tendance à minimiser l’intérêt du confi- nement. On note également que 35 % des ré- pondants n’ayant pas ajusté leur première opinion ne jugent pas efficaces les gestes barrières recommandés pour limiter la pro- pagation du virus. Sur cette même popula- tion, on observe, une moyenne de 4,7 sorties par semaine pour des raisons autres que le travail, la santé et les courses de première nécessité. En revanche, si 19 % des répon- dants avaient identifié au début des com- munications que les masques n’étaient pas utiles pour le grand public, après cinq se- maines de confinement et à quinze jours du déconfinement, 72,4 % d’entre eux avaient révisé leur jugement sur ce dispositif de prévention. Ces données suggèrent que les individus, lorsqu’ils se représentent la dan- gerosité du virus ou doivent mettre en place des comportements de prévention, sont su- jets à un effet d’ancrage résultant, entre autres, d’une forte couverture par les mé- dias et par les réseaux sociaux, de l’exposi- tion à des fakenews, d’approximations, d’hésitations, d’interprétations de la réalité, d’un manque de confiance envers les poli- tiques et scientifiques et d’une absence de discours de référence. En conséquence, ils tendent à relativiser la virulence du SARS- CoV-2 et ses possibles graves conséquences sur une partie de la population, notamment plus jeune ou en bonne santé. Le biais d’ancrage a limité l’efficacité de la prévention L’effet d’ancrage a eu pour effet de limiter l’ajustement et le changement rapide des comportements qui aurait été nécessaires pour éviter la propagation de la maladie au début de l’épidémie : adoption des gestes barrières, port du masque, etc. De plus, il a amplifié le choc et le stress ressentis lorsque les autorités ont annoncé mi-mars aux Français, qu’ils devaient rester confinés chez eux. Entre stupeur et sidération, la popula- tion a dû adopter rapidement, contrainte et forcée, un comportement inédit, et prendre conscience d’un danger imminent où l’en- nemi invisible est potentiellement partout. C’est une leçon importante à retenir : pour faire évoluer rapidement les compor- tements, fournir des informations justes et s’appuyer sur les faits ne suffit pas. Il faut aussi trouver le juste équilibre entre for- mules, canaux médiatiques, acteurs – no- tamment en matière de crédibilité de la source, et communiquer au moment appro- prié, en gardant à l’esprit que les citoyens vont de manière réflexe, se référer aux in- formations reçues antérieurement. Un exercice difficile, mais indispensable pour que la prévention ait le dernier mot. ISTEC – Paris) ainsi que Panelabs pour sa col- laboration. Première mise en ligne de l’article, le 12 juillet 2020, sur le site theconversation.com, et re- produit sous la licence creative commons. Dominique Crié Professeur des universités à l’université de Lille. Karine Gallopel-Morvan Professeure des universités (spécialité marketing social) à l’École des hautes études en santé publique (EHESP) à Rennes, et professeure hono- raire de l’université de Stirling (Écosse). Elle est membre du Haut conseil de santé publique, et des Conseils scientifiques de santé pu- blique France, ainsi que de l’Observatoire français des drogues et toxicomanies. Ses activités de re- cherche portent sur la prévention des comporte- ments à risque. Plus précisément, ses travaux portent sur l’analyse des stratégies marketing et de lobbying des industriels du tabac et de l’alcool et la prise en compte de ces stratégies commerciales, pour établir des programmes de prévention plus ef- ficaces. À ce titre, elle est régulièrement impliquée dans des groupes d’experts en France ou à l’interna- tional (Inserm, organisation mondiale de la santé, etc.). Elle est auteure de plusieurs ouvrages dont Marketing social. De la compréhension des publics au changement de comportement, co-rédigé avec Santé publique France et sorti en novembre 2019 aux presses de l’EHESP, et Marketing et communica- tion des associations, avec P. Birambeau, F. Larce- neux et S. Rieunier (Dunod, 2008, 2013 et troisième édition à paraître en 2020). Christelle Quéro Les auteurs remerciement les financeurs de l’étude (IAE-Lille, LEM UMR 9221 CNRS et Docteur en sciences de gestion et professeur à l’ISTEC Paris.