14 PLANÈTE DENTAIRE Endo Tribune Édition Française | Mai 2020 La France en pénurie de masques : aux origines des décisions de l’État © Vector Icon Flat/Shutterstock.com À l’heure de la polémique sanitaire interne à la pandémie – l’absence de masques de pro- tection efficaces pour les soignants et pour le personnel indispensable, afin de faire fonctionner l’économie du pays même en temps de crise – il est essentiel de rétablir la chronologie des faits qui a conduit notre pays à se désarmer face au risque de pandé- mie. Sans doute qu’après le retour à une ère de sécurité sanitaire, des commissions d’en- quêtes vont se créer pour faire toute la lu- mière sur les faits, avec des moyens d’inves- tigation autres que les nôtres aujourd’hui. Mais déjà, la lecture complète de nombreux documents officiels publiés, permet de réta- blir une archéologie des choix de politique publique. Pour faire ce travail, il faut se garder d’une approche simpliste, personnalisée, exces- sive et expiatoire, pas simpliste, et person- nalisée car on ne trouvera pas un texte signé un jour dans un bureau obscur par un mi- nistre ou un haut fonctionnaire, qui aurait dit « maintenant plus de stocks de masques ». Pas excessive et expiatoire non plus, car il ne s’agit pas ici de chercher un bouc émissaire commode pour expier ce qui est plus vrai- semblablement le fruit de fautes collectives. La plupart des décisions ont été prises dans le cadre d’une chaîne de responsabili- tés partagées et nous conduisent à la situa- tion actuelle, quand beaucoup parlent dé- sormais de chaîne d’irresponsabilités. Nous focaliserons notre attention uni- quement sur la question de l’équipement de l’État en masques, à la fois en masques chirurgicaux réputés être suffisants pour les malades qui ne postillonnent pas ainsi à la face des autres, mais aussi en masques dits FFP2, qui garantissent une véritable bar- rière de protection faciale pour toutes les personnes exposées aux projections de gouttelettes porteuses de virus, à commen- cer par l’ensemble du corps médical. Pour retracer cette généalogie d’une suite de décisions qui ont désarmé la France en masques, face à une pandémie pourtant an- noncée comme certaine dans le futur par de nombreux experts, nous suivrons un strict récit chronologique qui commence en 2005 avec un rapport parlementaire d’alerte sur les risques épidémiques présents et à venir qui oblige l’État français à s’organiser en conséquence, pour anticiper le pire, selon le célèbre adage : « gouverner c’est prévoir ». Le récit sera forcément un peu long, mais comprendre la généalogie de faits aussi graves exige un peu de temps, surtout si on veut ajouter des citations concrètes. Une anticipation du risque Le 11 mai 2005 est rendu public un rapport co-signé par le député Jean Pierre Door et la sénatrice Marie-Christine Blandin intitulé Rapport sur le risque épidémique. Le moins qu’on puisse dire c’est que ce texte regarde avec lucidité et acuité les nouveaux risques qui planent sur nos sociétés modernes mon- dialement interconnectées. Il est rappelé que les maladies respiratoires aiguës tuent plus de trois millions de personnes par an. Que ces maladies évoluent constamment, nous obligeant à vivre dans un univers où on aura toujours un vaccin de retard, surtout avec le SRAS. Tous les experts prédisent que des pandémies ne manqueront pas de sur- venir, et ce de plus en plus souvent. Une des plus récentes mises en garde offi- cielles provient des États-Unis. Le directeur du National Intelligence Service, Dan Coats, avertit dans son Bilan sur les menaces dans le monde, le 29 janvier 2019 : « Nous estimons que les États-Unis et le monde resteront vulnérables à la prochaine pandémie de grippe, ou à une épidémie à grande échelle d’une maladie contagieuse qui pourrait entraîner des taux massifs de décès et d’invalidité, affecter gravement l’économie mondiale, mettre à rude épreuve les ressources internationales. » Il parle du « défi de ce que nous prévoyons être des épi- démies plus fréquentes de maladies infec- tieuses, en raison de l’urbanisation rapide et non planifiée, des crises humanitaires pro- longées, de l’incursion humaine dans des terres auparavant non encore exploitées, de l’expansion des voyages et du commerce in- ternationaux et du changement climatique régional ». Le masque, une arme jugée efficace en cas d’épidémie Dans le rapport parlementaire de 2005, sont exposées les conditions de protection contre une telle épidémie, avec l’idée qui sera sans cesse répétée jusqu’à aujourd’hui, qu’il s’agit de gagner du temps pour laisser aux scientifiques le soin de trouver un mé- dicament puis, plus tard, un vaccin : « Si nous entrons dans une phase pandé- mique contagieuse d’homme à homme, une des trois méthodes pour lutter contre une telle épidémie est la mise en place de barrières physiques, ce qui implique que les personnes en contact avec le public puissent disposer de masques adaptés à la pandé- mie. » Dès lors, il est écrit en toutes lettres que le port du masque est un instrument de lutte très efficace y compris pour rassurer les po- pulations, un masque plus efficace que celui utilisé généralement pour les chirurgiens : « Un des moyens de rassurer la popula- tion serait de mettre à sa disposition des masques de protection. Les autorités inter- rogées par vos rapporteurs pensent que des masques classiques, de type masques de chirurgien, n’offriraient qu’une protection extrêmement limitée. Il serait souhaitable de disposer de modèles extrêmement effi- caces mais relativement coûteux. » Les rapporteurs admettent néanmoins que le rapport coût/bénéfice est en faveur de l’achat massif de masques : « La mise à disposition de masques en nombre suffisant aurait certainement un coût très élevé mais, en même temps, aide- rait à limiter la paralysie du pays. Vu sous cet angle, il convient de relativiser le coût. » Ce rapport parlementaire est suivi d’un autre, moins d’un an après, à propos de la grippe aviaire. Le corps de doctrine préconi- sé reste le même : les mesures barrières, plus les masques, dont on précise que des études conduites sur la grippe en Asie ont montré l’efficacité : « Une étude scientifique a démontré que le port de masques à Hong Kong, pendant l’épidémie de SRAS en 2003, a entraîné une diminution significative du nombre d’affections respiratoires ». Et là aussi, le rapporteur rappelle que « la catégo- rie recommandée pour se protéger contre la grippe est celle FFP2 ». Il y a 14 ans, deux documents parlemen- taires écrivaient donc noir sur blanc que les masques font partie de la panoplie indis- pensable contre la propagation d’un virus très contagieux de type coronavirus. La France s’équipe massivement en masques La conséquence en est tirée par le direc- teur général de la Santé auditionné par la commission. Pour ce qui concerne les masques chirurgicaux, Didier Houssin ap- porte les précisions suivantes : « Des quantités importantes ont été et seront achetées : il est prévu d’acquérir au total 250 millions de masques chirurgicaux, à faire porter, à raison d’un masque toutes les quatre ou cinq heures, aux malades en contact avec un entourage familial ou pro- fessionnel. » Quant aux masques FFP2, il indique que le gouvernement en a acquis « d’ores et déjà environ 50 millions » et que l’objectif est d’en acquérir début 2006 « plus de 200 mil- lions ». En 2006, en prévision d’une épidé- mie respiratoire sévère, l’État prévoit donc de stocker des dizaines de millions de masques, y compris les fameux FFP2. Il faut dire que les estimations d’usage sont spec- taculaires, compte tenu de la souillure rapide des masques et donc du renouvelle- ment nécessaire par les personnels soi- gnants « toutes les quatre à six heures ». En conséquence, « pour les seuls personnels soignants, le nombre estimé de masques né- cessaires est de deux millions par jour de pandémie ». Ces analyses sont en phase avec celles du secrétariat général de la Défense et de la sécurité nationale (SGDSN), sous l’autorité directe du premier ministre exprimées dans le Plan pandémie grippale rendu public le 6 janvier 2006. Il est affirmatif : le masque est à généraliser, pour les malades bien sûr, pour les soignants (mais le FFP2), mais aussi pour les personnes « indispensables au fonc- tionnement des services essentiels et/ou en contact répété et rapproché avec le public ». On peut même envisager son port dans « les espaces publics à titre de précaution », pré- cise le plan. Et la stratégie de lutte du gouver- nement se décline en fonction des stades d’une épidémie devenue pandémie, au stade maximal (celui que nous connaissons au- jourd’hui en France avec le Covid-19). La préconisation est limpide « Port de protections respiratoires par les personnels de santé et, si possible, par les autres personnes exposées ; port de masques chirurgicaux par les malades ; préconisation du port d’un écran en tissu par les personnes indemnes dans les espaces publics, à titre de précaution. » (p. 52) Le SGDSN actualise ce plan le 20 février 2009 et il est plus assertif. Le recours au masque FFP2 est étendu. En 2006, son usage « sera autant que possible étendu aux per- sonnes indispensables. », alors qu’en 2009, il « doit être prévu ». Mieux même, il est en- visagé d’encourager chacun à faire l’acquisi- tion d’un tel masque. Dans les fiches techniques qui com- plètent le plan grippal, la Fiche C4 sur les mesures barrières sanitaires (éditée en sep- tembre 2009) évoque le cas des personnes en situation professionnelle. On y retrouve bien sûr la même recommandation, mais celle-ci est justifiée par l’invocation de quatre organismes français liés à la santé (l’Institut national de recherche et de sécuri- té, l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, la Direction générale de la Santé, le Conseil supérieur d’hygiène publique) plus l’OMS qui convergent tous vers une stratégie de protection respiratoire maximale du plus grand nombre (person-