26 MES INDISPENSABLES Chirurgie Tribune Édition Française | Avril 2020 Comment les changements environnementaux font émerger de nouvelles maladies Parution initiale sur le site www.theconversation.com sous la licence Creative Commons Date de parution initiale : 12 février 2020, 20:23 CET •Mis à jour le 2 mars 2020, sur www.theconversation.com en français. Rodolphe Gozlan et Soushieta Jagadesh Région de Lambaréné, Gabon : à la recherche du réservoir du virus Ebola, des scientifiques autopsient des chauves-souris et recueillent des échantillons biologiques qui seront ana- lysés au centre de recherches médicales de Franceville. Jean-Jacques Lemasson/IRD, Au- thor provided L’épidémie de coronavirus Covid-19 en cours, qui a débuté à Wuhan à la fin de l’année dernière, illustre bien la menace que repré- sentent les maladies infectieuses émergentes, non seulement pour la santé humaine et ani- male, mais aussi pour la stabilité sociale, le commerce et l’économie mondiale. Or de nombreux indices portent à croire que la fréquence des émergences de nou- veaux agents infectieux pourrait augmenter dans les décennies à venir, faisant craindre une crise épidémiologique mondiale immi- nente. En effet, les activités humaines en- traînent de profondes modifications de l’uti- lisation des terres ainsi que d’importants bouleversements de la biodiversité, en de nombreux endroits de la planète. Ces perturbations se produisent dans un contexte de connectivité internationale, accrue par les déplacements humains et les échanges commerciaux, le tout sur fond de changement climatique. Il s’agit là des conditions optimales pour fa- voriser le passage à l’être humain de micro- organismes pathogènes provenant des ani- maux. Or, selon l’OMS, les maladies qui ré- sultent de telles transmissions comptent par- mi les plus dangereuses qui soient. Identifier les nouvelles menaces Fièvre hémorragique de Crimée-Congo, virus Ebola et maladie du virus de Marburg, fièvre de Lassa, coronavirus du syndrome res- piratoire du Moyen-Orient (MERS-CoV) et syndrome respiratoire aiguë sévère (SRAS), Nipah et maladies hénipavirales, fièvre de la vallée du Rift, Zika... Toutes ces maladies ont en commun de fi- gurer sur la liste « Blueprint des maladie prio- ritaires », établie par l’OMS en 2018. Les maladies listées ici sont considérées comme des urgences sur lesquelles doivent se concentrer les recherches. Elles présentent en effet un risque de santé publique à grande échelle, en raison de leur potentiel épidé- mique et de l’absence ou du nombre limité de mesures de traitement et de contrôle actuel- lement disponibles. Cette liste comporte également une « ma- ladie X » : ce terme énigmatique désigne la maladie qui sera responsable d’une épidémie internationale d’ampleur, causée par un pa- thogène actuellement inconnu. L’OMS ne doute pas qu’elle puisse survenir, et demande donc à la communauté internationale de se préparer en prévision d’un tel scénario catas- trophe. Actuellement, la réponse des autorités de santé publique face à ces maladies infec- tieuses émergentes consiste à « prendre de l’avance sur la courbe », c’est-à-dire à identi- fier les facteurs environnementaux suscep- tibles de déclencher l’émergence. Malheureu- sement, notre compréhension de la façon dont font surface les nouvelles menaces in- fectieuses demeure encore limitée. Mais une chose est sûre, les animaux se- ront très probablement impliqués dans les prochaines épidémies. Car c’est un autre point commun des maladies de cette liste dressée par l’OMS : toutes peuvent être clas- sées comme des infections virales zoono- tiques. Les animaux largement impliqués dans les nouvelles épidémies Au cours des quatre dernières décennies, plus de 70 % des infections émergentes se sont avérées être des zoonoses, autrement dit des maladies infectieuses animales transmis- sibles à l’être humain. Au plus simple, ces maladies incluent un seul hôte et un seul agent infectieux. Cepen- dant, souvent plusieurs espèces sont impli- quées, ce qui signifie que les changements de biodiversité ont le potentiel de modifier les risques d’exposition à ces maladies infec- tieuses liées aux animaux et aux plantes. On pourrait à ce titre penser que la biodi- versité représente une menace : puisqu’elle recèle de nombreux pathogènes potentiels, elle accroît le risque d’apparition de nou- velles maladies. Pourtant, curieusement, la biodiversité joue également un rôle protecteur vis-à-vis de l’émergence des agents infectieux. En effet, l’existence d’une grande diversité d’es- pèces hôtes peut limiter leur transmission, par un effet de dilution ou par effet tampon. La perte de biodiversité augmente la transmission des agents pathogènes Si toutes les espèces avaient le même effet sur la transmission des agents infectieux, on pourrait s’attendre à ce qu’une baisse de la biodiversité entraîne de façon similaire une baisse de la transmission des agents patho- gènes. Or il n’en est rien : ces dernières an- nées, les études montrent de façon concor- dante que les pertes de biodiversité ont ten- dance à augmenter la transmission des agents pathogènes, et la fréquence des mala- dies associées. Cette tendance a été mise en évidence dans un grand nombre de systèmes écologiques, avec des types hôtes-agents et des modes de transmission très différents. Comment s’ex- plique cette situation ? La perte de biodiversi- té peut modifier la transmission des maladies de plusieurs façons : 1) En changeant l’abondance de l’hôte ou du vecteur. Dans certains cas, une plus grande diversité d’hôtes peut augmenter la trans- mission des agents, en augmentant l’abon- dance des vecteurs ; 2) En modifiant le comportement de l’hôte, vecteur ou parasite. En principe, une plus grande diversité peut influencer le com- portement des hôtes, ce qui peut avoir dif- férentes conséquences, qu’il s’agisse d’une augmentation de la transmission ou de l’al- tération de l’évolution des dynamiques de virulence ou des voies de transmission. Par exemple, dans une communauté plus di- verse, le ver parasitaire qui est responsable de la bilharziose (maladie qui affecte plus de 200 millions de personnes dans le monde) a plus de chance de se retrouver dans un hôte intermédiaire inadéquat. Ceci peut réduire la probabilité de transmission future à l’humain de 25 à 99 % ; 3) En modifiant la condition de l’hôte ou du vecteur. Dans certains cas, dans des hôtes à fortes diversités génétiques, les infections peuvent être réduites, voire induire des ré- sistances, ce qui limite de fait la transmis- sion. Si la diversité génétique se réduit parce que les populations diminuent, la probabilité qu’apparaissent des résistances diminue également. Dans ce contexte, la perte de biodiversité en cours est d’autant plus inquiétante. Les es- timations actuelles suggèrent par exemple qu’au moins 10 000 à 20 000 espèces d’eaux douces ont disparu ou sont à risque de dispa- raître. Les taux de déclins observés actuelle- ment rivalisent avec ceux des grandes crises du passé, telles que celle qui a marqué la tran- sition entre Pléistocène et Holocène, voici 12 000 ans, et qui s’est accompagné de la dis- parition de la mégafaune, dont le mam- mouth laineux était un des représentants emblématiques. Mais la perte de biodiversité n’est pas le seul facteur influant sur l’émergence de nou- velles maladies. Le changement climatique et les activités humaines C’est le déplacement de l’empreinte géo- graphique des pathogènes et/ou de l’hôte qu’ils infectent qui conduit à l’émergence de nouvelles maladies infectieuses. À ce titre, l’imprévisibilité croissante du climat mon- dial et les interactions locales homme- animal-écosystème, de plus en plus étroites dans certains endroits de la planète, jouent un rôle majeur dans l’émergence de nou- velles infections au sein des populations hu- maines. Ainsi, l’augmentation des températures moyennes aurait eu un effet significatif sur l’incidence de la fièvre hémorragique de Crimée-Congo, causée par un virus transmis par les tiques, ainsi que sur la durabilité du virus Zika, transmis par les moustiques dans les régions subtropicales et tempérées. La consommation de viande de brousse et le commerce d’animaux, résultant de la de- mande croissante en protéines animales, pro- voquent aussi des changements importants dans les contacts entre les êtres humains et les animaux. Des études ont démontré que les flambées de SRAS et d’Ebola étaient direc- tement liées à la consommation de viande de brousse infectée. En outre, la fièvre de Lassa et les maladies dues aux virus Marburg et Ebola prospèrent en Afrique de l’Ouest et du Centre, où la consommation de viande de brousse est quatre fois supérieure à celle de l’Amazonie, pourtant plus riche en biodiversité. Autre risque : l’expansion de l’agriculture et de l’élevage. Afin de répondre à la demande toujours croissante des populations hu- maines, de nouveaux espaces doivent être conquis, en déforestant et en défrichant. Or on sait que cette réaffectation des terres peut déclencher l’émergence des maladies infec- tieuses, en favorisant les contacts avec des organismes jusqu’ici rarement rencontrés. Ainsi, dans les îles de Sumatra, la migration des chauves-souris fruitières causée par la dé- forestation due aux incendies de forêt, a conduit à l’émergence de la maladie de Nipah chez les éleveurs et les personnels des abat- toirs en Malaisie. Des émergences inévitables Les relations entre la biodiversité des es- pèces hôtes et celle des parasites et microbes pathogènes sont complexes. En modifiant la structure des communautés, tous ces chan- gements environnementaux risquent d’en- traîner une modification des schémas épidé- miologiques existants. Dans ce contexte, les populations hu- maines peuvent se retrouver au contact d’un animal porteur d’un virus capable de les contaminer. Un cycle d’infections peut alors se mettre en place. Il débute par des cas spora- diques de transmission de l’animal à l’être humain, appelé « virus chatter » (« bavardage viral »). Ensuite, à mesure que les cycles se multiplient, l’émergence de la transmission interhumaine devient inévitable. Une fois l’épidémie déclenchée, la rapidité de réaction est primordiale. Outre les me- sures sanitaires de rigueur, lorsque le temps manque pour mener des études épidémiolo- giques appropriées les modélisations mathé- matiques peuvent être d’un grand secours pour évaluer rapidement l’efficacité de la pré- vention, et anticiper l’évolution de la maladie. Mais appréhender la complexité des inte- ractions entre réservoir naturel, agent patho- gène et hôte(s) intermédiaire(s) reste un défi de taille lorsqu’il s’agit d’intervenir rapide- ment pour arrêter la transmission de la mala- die. L’exemple du COVID-19 l’illustre une nou- velle fois : plus de deux mois après les pre- mières infections, les divers maillons ani- maux de la chaîne de transmission de l’épidémie restent à identifier. Déclaration d’intérêts : – Rodolphe Gozlan a reçu des financements publiques de l‘université de Guyane et du La- bex CEBA au cours des cinq dernières années. – Soushieta Jagadesh a reçu des financements de université de Guyane. Rodolphe Gozlan · Directeur de recherche, institut de recherche pour le développement (IRD). Soushieta Jagadesh · Doctoral Student, institut de recherche pour le développe- ment (IRD).